Journée
interminable. Je le sais avant de l'entamer. Ce sera encore pire que
prévu. C'est long, cette attente dans le vestibule de la mort.
C'est
la première fois que je te vois depuis que tu es parti. Je ne te
reconnais pas. On dirait que tu as 20 ans de plus. Ta famille est
là : ils sont bizarres. Mais je ne le remarque pas vraiment. Je
me demande juste pourquoi on ne nous file pas le mode d'emploi pour
survivre à ce genre de journée. Je suis le mouvement. Je me sens
déplacée, à contre temps.
Je
me concentre. Ne pas déraper. Je ne comprends toujours pas que je ne
te reverrais plus. La journée est surréaliste, les semaines qui
suivront aussi. Le temps de comprendre que plus jamais tu ne seras
là, que plus jamais je ne n'entendrais ta voix, que plus jamais je
ne me mettrais en colère contre toi, que plus jamais tu ne
m'intoxiqueras avec ton eau de toilette, que plus jamais, plus
jamais, plus jamais... tu ne seras là.
Pour
l'instant je te regarde. J'ai l'impression que ton nez n'est pas
comme d'habitude. Impossible de m'imaginer que tu dors. Il faudrait
que tu aies un livre sur le ventre. Question de réalisme.
Ils
ont dû te maquiller. Quelque part, ça m'amuse maintenant. Tu devais
être furieux... En même temps, il fallait bien cacher ce qui
n'allait pas. C'est déjà une erreur que tu sois là, sur ce lit,
entouré par ces bouquets de fleurs ringards à souhait. On n'allait
pas en rajouter au spectacle.
La
famille arrive. Ils ont ce visage choqué que j'ai dû avoir en te
voyant. Ce n'est pas toi. C'est lui. C'est encore plus compliqué de
me dire que tu es parti, puisque ce n'est pas toi que je vois. Pas
toi, pas toi, pas toi, pas toi...
C'est
long.
On
n'en finit pas d'être alignés. A quoi ça sert ? On attend.
Je
finis par sortir. J'ai l'impression que je vais exploser. Mon corps
tressaute. Je déteste voir des gens faire sautiller une de leurs
jambes quand ils sont assis. Et me voilà en train de faire ce
mouvement que je déteste.
Et
ce n'était que le premier acte. Encore deux, encore deux...
Voiture.
Église. Et ces gens, tous ces gens. Je ne peux même pas imaginer
combien ils sont. Une centaine, peut-être ?
J'en
reparlerai avec mon frère plus tard...
Comment
tu as pu croire que tu étais seul au monde ? Comment ?
Quand tous ces gens étaient là ? Pourquoi tu n'as pas appelé
au secours ? Pourquoi tu t'es replié sur toi-même ?
Pourquoi ?
Une
amie. En larmes. Je m'arrête un instant. Et je me dépêche. Je suis
encore à la traîne. Je ne regarde rien, ni personne. Je suis
concentrée. Je cherche ma famille du regard. Il faut que je suive le
mouvement. Je me connais. Dans ces conditions, je suis tellement
perdue que je peux me mettre à chantonner ou à sautiller. Ceux qui
ne me connaissent pas m'en voudront. Ne pas trop dénoter. Se fondre
dans l'ensemble.
J'ai
l'impression d'être l'ingrédient exotique de la recette. Celui qui
ne va pas avec. Du riz dans un pot-au-feu. Un concombre dans une
tarte aux pommes. Un truc incongru. Le stress me donne envie de
blaguer. Mon frère est là. Au moins, avec lui, je suis en sécurité.
La vanne est notre alliée.
Ouvrez
les vannes du rire. Circulez, messire chagrin, votre triste mine ne
nous sied guère. Votre pâle visage, vos yeux incandescents, nous
les méprisons, les haïssons. Nous leur rions au nez. Nous sommes la
poudre d'escampette. Nous pouffons. Vous toussez. Enrhumez-vous.
Laissez nos âmes loin de ces sentiments grippaux. Mais...
Cérémonie.
On
est alignés. J'écoute. « Garder les bons souvenirs de lui ».
Je dois avoir un rictus, je pense. Quels bons souvenirs ? A ce
moment-là, je sais que je n'en ai pas. Je n'ai des images de lui que
récentes. Celles de ces derniers mois où il n'était plus qu'une
ombre. Une ombre muette, présente dans ses colères, mais absente
parmi nous, nous rejetant. Une ombre courbée par des maux que
surtout il ne fallait pas soigner. Une ombre qui me choquait, mais
inaccessible puisqu'on ne pouvait plus communiquer.
Comment
avoir de bons souvenirs ? Combien d'années faut-il traverser
pour te retrouver ? Parce que si je cherche, tu finis par
réapparaître tel que tu étais. Une lueur de malice dans le regard
quand tu nous faisais des blagues. Ce visage d'enfant quand tu
regardais la télé et que tu t'amusais. Ton sérieux quand tu
lisais. Ta tendresse maladroite envers nous parce que tu avais
tellement peur de nous faire du mal. Tes incertitudes, tes idées un
peu stupides, nos jeux que tu supportais, nos rares discussions
vraiment sérieuses.
Mais,
pour l'instant, rien. Ces souvenirs ne reviendront que dans quelques
mois. Pour l'instant, tu n'es qu'une succession de mauvais souvenirs,
d'angoisses. J'ai peur. Peur parce que je ne peux pas le pleurer.
Je
suis contente que la dame qui chante, chante faux. Ça m'amuse. Ça
me distrait du chagrin qui m'envahit quand j'entends les gens qui
t'aiment parler de toi. Entendre des voix se briser est horrible. La
fêlure que tu laisses dans leurs vies, dans nos vies, tu y as
pensé ?
Je
ne crois pas que ce soit très long. Le plus interminable, reste la
file des gens venant te dire au revoir. Je me demande quand ça va
s'arrêter. Je n'ai plus la notion du temps, mais j'ai l'impression
que cette église est sans fond. Sans cesse, on y puise des
personnes. Elles arrivent, s'arrêtent, passent. On dirait qu'elles
savent ce qu'il faut faire.
Sortie.
Je marche vite, encore. Aucune idée de ce qui se passe. J'entends
quelqu'un dire qu'on doit être tes enfants. Oui, c'est nous,
suiveurs de cercueil, porteurs de chagrin, passants égarés. Jamais
nous n'aurions dû être ici, pas si tôt, pas maintenant.
On
t'emmène.
Une
cousine que je n'ai pas vu depuis longtemps vient me serrer dans ses
bras. Je ne pleure qu'à ce moment-là. Face à un autre chagrin
muet. L'absence de mots, c'est ton absence, non ?
Entracte.
Repas à la maison. Famille. Moment de détente dans cette journée
infâme. On discute.
Mon
grand-père et un de mes cousins me font rire. Ils s'entendent
tellement bien. On est dehors, il fait beau. Ce soleil réchauffe nos
corps, mon corps. Mon cœur est engourdi. Il y neige. Le froid
cotonneux l'enserre.
Je
veux que cette journée se termine. Je ne veux pas continuer à vivre
cela. Je déteste tout ça.
Troisième
acte. On reprend la voiture. Trajet d'une quarantaine de minutes.
Attente,
encore. Derniers adieux. Je me regarde toujours suivre le mouvement.
Que cela finisse, finisse... A entendre toujours ces paroles de
réconfort, vides de sens, mécaniques huilées du chagrin
commercial, je suis lasse.
A suivre...