samedi 29 mars 2014
Jour 27 / Quatre
Journée
interminable. Je le sais avant de l'entamer. Ce sera encore pire que
prévu. C'est long, cette attente dans le vestibule de la mort.
C'est
la première fois que je te vois depuis que tu es parti. Je ne te
reconnais pas. On dirait que tu as 20 ans de plus. Ta famille est
là : ils sont bizarres. Mais je ne le remarque pas vraiment. Je
me demande juste pourquoi on ne nous file pas le mode d'emploi pour
survivre à ce genre de journée. Je suis le mouvement. Je me sens
déplacée, à contre temps.
Je
me concentre. Ne pas déraper. Je ne comprends toujours pas que je ne
te reverrais plus. La journée est surréaliste, les semaines qui
suivront aussi. Le temps de comprendre que plus jamais tu ne seras
là, que plus jamais je ne n'entendrais ta voix, que plus jamais je
ne me mettrais en colère contre toi, que plus jamais tu ne
m'intoxiqueras avec ton eau de toilette, que plus jamais, plus
jamais, plus jamais... tu ne seras là.
Pour
l'instant je te regarde. J'ai l'impression que ton nez n'est pas
comme d'habitude. Impossible de m'imaginer que tu dors. Il faudrait
que tu aies un livre sur le ventre. Question de réalisme.
Ils
ont dû te maquiller. Quelque part, ça m'amuse maintenant. Tu devais
être furieux... En même temps, il fallait bien cacher ce qui
n'allait pas. C'est déjà une erreur que tu sois là, sur ce lit,
entouré par ces bouquets de fleurs ringards à souhait. On n'allait
pas en rajouter au spectacle.
La
famille arrive. Ils ont ce visage choqué que j'ai dû avoir en te
voyant. Ce n'est pas toi. C'est lui. C'est encore plus compliqué de
me dire que tu es parti, puisque ce n'est pas toi que je vois. Pas
toi, pas toi, pas toi, pas toi...
C'est
long.
On
n'en finit pas d'être alignés. A quoi ça sert ? On attend.
Je
finis par sortir. J'ai l'impression que je vais exploser. Mon corps
tressaute. Je déteste voir des gens faire sautiller une de leurs
jambes quand ils sont assis. Et me voilà en train de faire ce
mouvement que je déteste.
Et
ce n'était que le premier acte. Encore deux, encore deux...
Voiture.
Église. Et ces gens, tous ces gens. Je ne peux même pas imaginer
combien ils sont. Une centaine, peut-être ?
J'en
reparlerai avec mon frère plus tard...
Comment
tu as pu croire que tu étais seul au monde ? Comment ?
Quand tous ces gens étaient là ? Pourquoi tu n'as pas appelé
au secours ? Pourquoi tu t'es replié sur toi-même ?
Pourquoi ?
Une
amie. En larmes. Je m'arrête un instant. Et je me dépêche. Je suis
encore à la traîne. Je ne regarde rien, ni personne. Je suis
concentrée. Je cherche ma famille du regard. Il faut que je suive le
mouvement. Je me connais. Dans ces conditions, je suis tellement
perdue que je peux me mettre à chantonner ou à sautiller. Ceux qui
ne me connaissent pas m'en voudront. Ne pas trop dénoter. Se fondre
dans l'ensemble.
J'ai
l'impression d'être l'ingrédient exotique de la recette. Celui qui
ne va pas avec. Du riz dans un pot-au-feu. Un concombre dans une
tarte aux pommes. Un truc incongru. Le stress me donne envie de
blaguer. Mon frère est là. Au moins, avec lui, je suis en sécurité.
La vanne est notre alliée.
Ouvrez
les vannes du rire. Circulez, messire chagrin, votre triste mine ne
nous sied guère. Votre pâle visage, vos yeux incandescents, nous
les méprisons, les haïssons. Nous leur rions au nez. Nous sommes la
poudre d'escampette. Nous pouffons. Vous toussez. Enrhumez-vous.
Laissez nos âmes loin de ces sentiments grippaux. Mais...
Cérémonie.
On
est alignés. J'écoute. « Garder les bons souvenirs de lui ».
Je dois avoir un rictus, je pense. Quels bons souvenirs ? A ce
moment-là, je sais que je n'en ai pas. Je n'ai des images de lui que
récentes. Celles de ces derniers mois où il n'était plus qu'une
ombre. Une ombre muette, présente dans ses colères, mais absente
parmi nous, nous rejetant. Une ombre courbée par des maux que
surtout il ne fallait pas soigner. Une ombre qui me choquait, mais
inaccessible puisqu'on ne pouvait plus communiquer.
Comment
avoir de bons souvenirs ? Combien d'années faut-il traverser
pour te retrouver ? Parce que si je cherche, tu finis par
réapparaître tel que tu étais. Une lueur de malice dans le regard
quand tu nous faisais des blagues. Ce visage d'enfant quand tu
regardais la télé et que tu t'amusais. Ton sérieux quand tu
lisais. Ta tendresse maladroite envers nous parce que tu avais
tellement peur de nous faire du mal. Tes incertitudes, tes idées un
peu stupides, nos jeux que tu supportais, nos rares discussions
vraiment sérieuses.
Mais,
pour l'instant, rien. Ces souvenirs ne reviendront que dans quelques
mois. Pour l'instant, tu n'es qu'une succession de mauvais souvenirs,
d'angoisses. J'ai peur. Peur parce que je ne peux pas le pleurer.
Je
suis contente que la dame qui chante, chante faux. Ça m'amuse. Ça
me distrait du chagrin qui m'envahit quand j'entends les gens qui
t'aiment parler de toi. Entendre des voix se briser est horrible. La
fêlure que tu laisses dans leurs vies, dans nos vies, tu y as
pensé ?
Je
ne crois pas que ce soit très long. Le plus interminable, reste la
file des gens venant te dire au revoir. Je me demande quand ça va
s'arrêter. Je n'ai plus la notion du temps, mais j'ai l'impression
que cette église est sans fond. Sans cesse, on y puise des
personnes. Elles arrivent, s'arrêtent, passent. On dirait qu'elles
savent ce qu'il faut faire.
Sortie.
Je marche vite, encore. Aucune idée de ce qui se passe. J'entends
quelqu'un dire qu'on doit être tes enfants. Oui, c'est nous,
suiveurs de cercueil, porteurs de chagrin, passants égarés. Jamais
nous n'aurions dû être ici, pas si tôt, pas maintenant.
On
t'emmène.
Une
cousine que je n'ai pas vu depuis longtemps vient me serrer dans ses
bras. Je ne pleure qu'à ce moment-là. Face à un autre chagrin
muet. L'absence de mots, c'est ton absence, non ?
Entracte.
Repas à la maison. Famille. Moment de détente dans cette journée
infâme. On discute.
Mon
grand-père et un de mes cousins me font rire. Ils s'entendent
tellement bien. On est dehors, il fait beau. Ce soleil réchauffe nos
corps, mon corps. Mon cœur est engourdi. Il y neige. Le froid
cotonneux l'enserre.
Je
veux que cette journée se termine. Je ne veux pas continuer à vivre
cela. Je déteste tout ça.
Troisième
acte. On reprend la voiture. Trajet d'une quarantaine de minutes.
Attente,
encore. Derniers adieux. Je me regarde toujours suivre le mouvement.
Que cela finisse, finisse... A entendre toujours ces paroles de
réconfort, vides de sens, mécaniques huilées du chagrin
commercial, je suis lasse.
A suivre...
samedi 22 mars 2014
Jour 26 / Trois
Reprise
du programme. Une journée avec des amis, une journée normale, celle
qu'on avait prévu avant les vacances. On raconte ce qu'on fait, on
s'amuse, on rigole bien.
Je
crois que mon frère rentre aujourd'hui. C'est moi qui lui ai annoncé
la nouvelle hier. Il avait l'air si heureux quand j'ai décroché. Il
était au travail. Il m'appelait pendant sa pause de midi.
« Comment
ça va ? »
Comment
une question aussi bête qu'on pose presque tous les jours, comment
cette phrase aussi bête peut-elle être aussi pénible à entendre ?
On
ne peut pas mentir. On ne peut que dire que non, ça ne va pas. Et
dire, dire la suite, les phrases qu'on va apprendre à répéter
petit à petit...
Cette
respiration coupée, le chagrin dans la voix.
Je
suis inquiète.
Il
doit conduire pour rentrer chez lui. Il a plusieurs heures de route à parcourir pour revenir à la maison. Je lui demande de me tenir au courant de
ses déplacements. Je ne veux pas que mon petit frère prenne des
risques. Une seule mauvaise nouvelle suffit largement.
On
se verra demain. Je vais enfin voir maman et ma sœur. La journée
des adieux...
Mais
pour l'instant, je n'y pense pas. Je me détends. Je reprends des
forces. Je m'amuse. Il faut un peu de joie dans le chagrin pour ne
pas se laisser étouffer. Il sera bien temps de pleurer plus tard.
Je
crois, je ne sais plus, je crois que je préviens ce jour-là des
amis. Chercher la façon de le dire, moi qui déteste tourner en
rond. L'écrire est déjà pénible. Quand pourrais-je le dire ?
Quand ces mots franchiront-ils mes lèvres ?
Il
est mort...
A suivre...
samedi 15 mars 2014
Jour 25 / Deux
Où
es-tu ?
Pourquoi ?
Qu'est-ce
que je suis sensée faire ?
Qu'est-ce
que on est sensés faire ?
Tout
est décousu. Mes idées ne sont que filaments. Je suis toujours en
train de les tisser, même maintenant, tant de mois après.
Quand
l'ombre s'approche trop, ces doigts glacés tendus vers moi, j'essaye
d'effacer ce qui s'est passé. Mes pas s'accélèrent. Je m'essouffle
sur ce chemin escarpé. Je cours sans avancer... Je crois avancer et
reviens au point de départ. Retrouvent les idées, les souvenirs,
les sentiments que j'avais entreposés dans un coin, laissés à
l'abandon car je ne pouvais plus les porter. Mais je ne peux pas les
laisser, te laisser.
Tout
se dirige vers moi, figée, obligée de les porter.
Tu
crois que je pourrais y arriver ? Tu crois que je pourrais tout
te dire ?
J'ai
longtemps cru que j'étais responsable de ce qui t'arrivait. J'ai
porté ce poids sur mes épaules durant des années. Des années à
me dire que si j'étais mieux, plus gentille, plus... à me dire que
celle que j'étais ne valait pas grand chose, car après tout, si toi
tu allais mal, c'est bien parce que je n'étais pas celle que tu
attendais.
Ces
longues années de solitude parce que je ne pouvais pas parler de
toi. J'avais peur du monde qui m'entourait. J'étais tellement
fragile et je croyais être faible. Je me disais que si, toi, tu ne
m'acceptais pas, toi qui aurais dû m'accepter inconditionnellement,
alors personne ne le pourrait.
Alors,
j'ai sombré. Incapable de bouger, incapable de faire quoi que ce
soit. Naufragée dans mon esprit.
Je
ne sais pas trop comment, je me suis retrouvée entre deux eaux.
Équilibre si précaire. Je savais que je devais être prudente.
J'avais enfin compris que ce n'était pas de ma faute, tout ça.
J'avais trouvé des amis qui m'aimaient telle que j'étais, aussi
insupportable que je puisse être. Alors, alors... j'ai pu
recommencer à vivre. Pour moi...
Je
ne voulais pas devenir lui, toi. Je ne voulais pas que mes fragilités
deviennent mes faiblesses. Je voulais, enfin, être libre. Alors, je
t'ai sûrement blessé parce que je t'ai rejeté, aussi fort que je
le pouvais. Puis je t'ai toléré, sans plus.
Tu
étais déjà lui, la plupart du temps. Celui que j'aimais était à
moitié effacé, absent trop souvent. Je ne pouvais plus te faire
confiance. Il me fallait me méfier de toi, me protéger de toi, de
ton chagrin qui m'atteignait tellement qu'il en devenait le mien
aussitôt.
Je
me suis persuadée que tu n'existais plus vraiment, qu'il n'y avait
que lui. Continuer à vivre, quoi qu'il m'en coûte. Espérer, quand
même, te revoir...
L'espoir
souffle à mon oreille
J'attends
que tu reviennes
Cendre
de rêve
A suivre...
mardi 11 mars 2014
Jour 24 / Un
Il y a d'abord un
message. Le message qui change tout, tout ce qui devait être une
matinée qui avait bien commencé.
Petite
vérification rituelle. Portable, messages... un en attente dans la
messagerie vocale. Étonnant, si tôt le matin. Sans savoir pourquoi,
tout cela semble déjà de mauvais augure. Je ne sais pourquoi, les
larmes montent tout de suite. Le pire est arrivé... non ?
Peut-être ? Alors, j'écoute la voix, cette voix qui est celle
des mauvaises nouvelles, celle qui annonce tout le chagrin présent
et à venir. Ce n'est pas le pire qu'on s'était imaginé. C'est un
pire qu'on n'avait même pas envisagé, tellement on était sûr,
cette fois, que ce serait la bonne, qu'enfin on viendrait à bout du
monstre qui nous dévore tous depuis trop d'années.
On
a perdu. Tous. Irrémédiablement.
La
perte m'envahit, sans pour autant avoir du sens. J'ai 3 ans. Je suis
perdue. Rappeler, savoir quoi faire, prendre des décisions, entamer
la journée qui n'est pas celle pour laquelle je m'étais levée.
Sonnerie,
voix. Je ne suis plus seule mais je découvre rapidement que cette
journée je vais devoir l'affronter en solitaire. Voyage dans les
larmes, les pensées perdues, le temps qui s'effiloche et qui n'en
finit plus de ne pas passer. Attendre le retour de ceux qui sont au
loin et qui vont venir pour m'épauler. Attendre...
Je
suis seule. Je l'étais déjà en me levant, mais brusquement cette
solitude est effrayante. Comme si mon monde avait perdu son centre de
gravité, ma tête vire, chavire, sombre, coule, se noie. Je ne sais
pas quoi faire, plus quoi faire. Il est parti, sans prendre la peine
de nous dire au revoir. Un adieu qui sonne comme un abandon.
Je
suis toute petite. Je pleure pour qu'on vienne, qu'on me rassure,
qu'on me dise que ce n'est pas vrai, que certes c'était une blague
de mauvais goût mais que c'est quand même une blague. Je tourne en
rond. J'appelle pour prévenir. Je dois voir des amis demain, je ne
peux pas arriver sans avoir prévenu celle qui nous accueille. Je ne
veux pas venir demain avec des larmes. Je veux pouvoir le temps d'une
journée oublier ma peine et vivre, faire ce qui était prévu. Je
sais qu'ensuite viendront les contraintes amères. Alors j'appelle.
J'explique. Et elle me dit de venir, qu'on passera le reste de la
journée, de cette journée interminable, ensemble.
Ensemble...
Je
ne sais même plus si je mange. Je ne peux pas, je crois. Le chagrin
remplit mon ventre, m'absorbe. Je ne pleure plus. Et j'attends de
pouvoir partir chez cette amie.
Début
d'après-midi, enfin. Je pars. Je suis prudente. Je sais que dans mon
état, conduire n'est pas vraiment une bonne idée. Arrivée, petit
raclement de la voiture contre la bordure du jardin. Bon, en somme,
c'était prévu. Je ne pouvais pas faire ce trajet et arriver
majestueusement. La journée conserve ainsi sa touche de normalité,
imparfaite.
Il
doit être 15 heures. Je ne repartirai que vers 23 heures. Un
après-midi, une soirée, passés à discuter, pas seulement de lui,
à vivre, à respirer un peu.
Attendre
minuit le retour de ceux qui étaient au loin. Une heure qui semble
ne pas vouloir finir. Je commence tout juste à me rendre compte que
je ne peux pas réfléchir. Cet état va durer presque toute la
semaine. Incapacité à lire, à dormir, à penser correctement, à
faire quoi que ce soit. Je ne sais plus ce que je fais de ces
journées. Je suis abrutie.
Le
temps s'écoule. Je ne pleure toujours pas. Je n'ai toujours pas
compris. Il n'est plus là. Tu n'es plus là. Je le sais, mais je
n'ai toujours pas compris.
vendredi 7 mars 2014
Jour 23 / Intro
Puisqu'un coup
prématuré...
Cela fait des semaines
que j'ai commencé à assembler les morceaux de ce texte. Des
semaines que j'essaye de parler, de te parler. Je ne sais pas si
j'arriverai au bout de la tâche que je me suis confiée.
Ce chemin sinueux, au
bord du précipice, me fait peur. Je ne veux pas être engloutie par
sa noirceur. Alors je l'ignore, la plupart du temps... jusqu'à ce
que, tout à coup, tu surgisses.
Alors, ta voix me
manque, tes idées idiotes me manquent, ta facilité à t'amuser pour
de petites choses me manque... Tu me tiens compagnie tous les jours,
ombre sur mes pas.
Est-ce que je vais
pouvoir te raconter ? Raconter l'abîme que tu as mis en place ?
Raconter les jours qui se suivent depuis ton départ ? Raconter
le chagrin, la colère, l'abandon, la solitude, l'espérance ?
Et si mes miettes de
texte ne s'assemblaient pas, tu m'en voudrais ? Parce que de
tous, je suis celle qui te ressemble le plus. Celle qui recrée tes
petites manies qui m'irritaient tant quand j'étais ado. Ces petites
manies qui finalement disent tout l'amour ressenti pour nos proches,
tout cet amour qu'on n'arrive pas à formuler mais qui vit avec nous.
Maintenant que tu n'es
plus là, j'ai le sentiment de devoir protéger tout ce que tu étais
parce que tu ne peux vraiment plus te défendre.
Ne pas oublier la
beauté du monde. Graver mes pas sur ce chemin pour qu'on ne t'oublie
pas.
Ces longs mois passés
à réfléchir m'ont permis de te retrouver et de l'oublier, un peu,
lui. Deux. Vous étiez bien deux. Un toi, fragile, et un lui,
enforteressé. Ce lui, que je détestais, et qui avait pris le dessus
ces derniers temps. Car pour vivre, il te fallait avancer sans être
toi.
Le chagrin est un
monstre qui nous engloutit, nous dévore et nous transforme en l'un
de ses parents. Le mien ne doit pas m'envahir. J'en ferai un monstre
ronronnant, une petite flamme qui me permettra de te parler, de
parler de toi. Comme cela, tu ne disparaîtras pas. Jamais.
Au bord du précipice,
j'avance...
J'ai mis du temps à me décider. Et puis, bon...
La suite plus tard, si vous la voulez...
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